Clément BOULANGER

La procession de la Gargouille à Rouen


Clément BOULANGER (1805, Paris – 1842, Magnésie)
La procession de la Gargouille à Rouen
Aquarelle gouachée
28,5 x 20 cm
Oeuvres en rapport: tableau exposé au Salon de 1837 sous le N°170, titré Procession de la Gargouille, aujourd’hui conservé au musée des Augustins de Toulouse; esquisse peinte du tableau de Toulouse, aujourd’hui conservée au musée des Beaux-Arts de Rouen
Provenance: baron François-Adolphe Ackermann (1809-1890), régent de la Banque de France de 1859 à sa mort


Elève d’Ingres, admirateur de Delacroix, Clément Boulanger est médaillé dès sa première exposition au Salon en 1827 (Une baigneuse). Après un voyage en Italie entre 1829 et 1832 (Rome, Naples, Florence), il oeuvre essentiellement dans le genre historique, en s’intégrant au mouvement romantique, proche stylistiquement d’artistes comme Roqueplan ou Johannot. Séjournant quelque temps à Bordeaux vers 1839, il part en 1840 pour Constantinople à la demande du gouvernement dans le cadre d’un voyage scientifique archéologique. En raison de violents coups de soleil qui lui déclenchent une fièvre cérébrale, il meurt à Magnésie du Méandre (et non Manisa, le nom actuel de Magnésie du Sipyle, comme on le lit parfois) en Ionie, lors des fouilles du temple de Diane.
Sa femme Marie-Elisabeth, Elisa, (qu’il épouse en 1831 après avoir eu un fils avec elle en 1830, et dont Ingres réalise à cette époque le portrait, aujourd’hui conservé au Met de New-York), est également peintre, et elle exposera régulièrement au Salon; elle ne perdit pas de temps pour se remarier, moins d’un an après la mort de son époux, avec François-Edmond Cavé (1794-1852), alors fraîchement nommé directeur de la division des Beaux-Arts au Ministère de l’Intérieur. Une certaine forme de légèreté conjugale que l’on pouvait déjà déceler en 1833, année où elle devient la maîtresse d’Eugène Delacroix (leur relation amoureuse dura jusqu’en 1838, avant de devenir amicale), rencontré lors d’un bal costumé chez Alexandre Dumas…

Dès le Salon de 1833, avec sa Procession du Corpus Domini, Charles Lenormant, dans « Les Artistes Contemporains », souligne « la vivacité du ton, l’art de faire saillir les figures en pleine lumière, la gaieté de l’aspect, qui font de lui un peintre destiné à traiter remarquablement bien le genre de la décoration,… qui demande avant tout de la promptitude, de l’abondance et de l’éclat. »
Théophile Gautier considère Boulanger, à l’occasion du Salon de 1839, peut-être avec un léger dédain, comme « un de nos meilleurs peintres d’apparat. » Plus tard, en 1914, Léon Rosenthal confirme cette appartenance à « un domaine aux confins de l’art véritable… faciles et légères, ces oeuvres offraient souvent le témoignage de grandes qualités, et parfois il eut fallu peu de choses pour leur donner une valeur sérieuse… Clément Boulanger sut, avec une grande adresse, un certain sens décoratif, construire des machines superficielles, d’un agrément fluide. » Ce don pour « la pompe ecclésiastique », comme l’écrira son ami Alexandre Dumas dans ses Mémoires, lui vient probablement de son passé de séminariste (à 8 ans) et d’enfant de choeur.
Son confrère Jean-Pierre Dantan, qui le caricature, dans une statuette de 1836, en boulanger/mitron, le décrit en 1839 comme « un boulanger qui cependant ne fait ni galettes, ni croûtes en peinture… ses tableaux se distinguent chaque année, à l’exposition du Louvre, par l’heureux choix des sujets, l’habile disposition des groupes, et un coloris qui rappelle souvent avec bonheur l’école vénitienne. L’ouvrage qui a le plus contribué à sa réputation est son tableau qui représente la Procession de la Gargouille… Il cultive en peinture un genre analogue à celui de Victor Hugo en littérature; le peintre se distingue par la richesse de la couleur, comme le poète par la richesse de l’expression. »
Au final, Clément Boulanger recevra plusieurs commandes officielles de l’Etat pour le musée de l’Histoire de France à Versailles, et sera régulièrement congratulé par la critique.

Point culminant de sa carrière (Boulanger est alors domicilié 14 rue de Chabrol), La procession de la Gargouille fit l’unanimité auprès des meilleurs critiques, comme on pourra le lire plus bas, en fin de notice.
Lors de l’exposition, l’oeuvre était placée au voisinage des tableaux suivants: La grotte de Viterbe d’Edouard Bertin, Le Christ consolateur de Scheffer, Eude, comte de Paris de Schnetz, Le Pont de Taillebourg d’Eugène Delacroix.
Acquis par Louis-Philippe pour l’Etat, le tableau (3,20 x 2,27 cm) fut placé dans la Galerie du Luxembourg où il se trouvait encore en 1852. En 1889, il faisait déjà partie des collections du musée des Augustins de Toulouse.
Le tableau fut reproduit en lithographie par Pierre-Joseph Challamel (1813-1892)
Le livret du Salon en donnait la description suivante: « Tous les ans, à la Saint Romain, le clergé de Rouen usait d’un privilège qui consistait à donner la liberté à un ou plusieurs condamnés à la peine capitale. Le chapitre et toutes les confréries se rendaient en grande pompe à la tour Saint-Romain. Là, le condamné, après avoir reçu une exhortation, levait la chape de saint Romain trois fois sur son épaule, cérémonie qui déterminait sa délivrance. Alors ses fers étaient échangés contre des guirlandes de fleurs; et, conduit par quatre jeunes filles, il était rendu à ses parents. »
On peut préciser que la scène du tableau de Boulanger se déroule lors des toutes premières années du règne de Louis XIII; les trois gentilshommes condamnés à mort par Richelieu sont les frères Gérard, qui s’étaient battus en duel pour venger l’honneur de leur soeur. On y reconnaît la Fierté Saint-Romain, la chapelle bâtie en 1543 devant la Halle aux Toiles, et classée monument historique en 1846; l’édifice, souvent attribué à Jean Goujon, est l’un des témoins de la vigueur du mouvement Renaissance à Rouen, avec ses deux loggias superposées aux colonnes corinthiennes.
La salonnière Alida de Savignac expliquait dans le Journal des Demoiselles: « Tous les ans, on promenait dans Rouen la châsse de saint Romain, et ce saint avait le privilège de délivrer un prisonnier.
Voici l’origine de cette procession. L’an 626, sous Clotaire II, saint Romain, issu de la race des rois de France, était évêque de Rouen. Selon la légende, il y avait aux environs de cette ville un dragon qui dévorait les hommes et les bêtes. Saint Romain alla, dit-on, le jour de l’Ascension, dans les prisons d’où il retira un prisonnier convaincu de vol et de parricide, le conduisit devant le dragon et, ayant fait dessus le signe de la croix, commanda au prisonnier de le lui amener, ce qu’il fit sans éprouver de résistance, et conduisit le dragon sur la place publique où il fut brûlé. Le roi donna ensuite pouvoir à l’église de Rouen de délivrer tous les ans un criminel. Cet usage a duré jusqu’à la Révolution. Il n’est point parlé de ce fait dans la vie de saint Romain, mais « gargouille » est un vieux mot qui signifie une fête populaire dans laquelle on voyait des animaux étranges
. »

Surfant sur le succès de son tableau, Boulanger en exposa l’esquisse peinte aboutie (également datée de 1837) au Salon de Toulouse de 1840, sous le N°22 du livret, en étant domicilié à Bordeaux (il peint en 1839 le Portrait de l’archevêque Donnet et une Scène de vendanges – exposée au Salon de Paris de 1840, deux tableaux conservés au musée des Beaux-Arts de Bordeaux).
D’un format de 45,5 x 32,5 cm, l’oeuvre est aujourd’hui conservée au musée des Beaux-Arts de Rouen, qui en fit l’acquisition en 1938 auprès d’un collectionneur.

Notre aquarelle, non signée, mais elle aussi très aboutie et fidèle au tableau final, constitue probablement l’oeuvre juste antérieure au modello peint du musée de Rouen.

La Procession de la Gargouille et sa réception critique:

L’Artiste de 1837
« La Procession de la Gargouille, par M. Clément Boulanger, mérite, sous plusieurs rapports, de fixer longuement notre attention. Le sujet d’abord nous semble choisi avec bonheur.
On voit quel parti M. C. Boulanger pouvait tirer de cette fête, à la fois religieuse et populaire. Aucune ressource ne lui manquait; il avait sous la main tous les éléments qui peuvent constituer un grand succès. La foule animée, joyeuse, bruyante, les costumes variés et pittoresques, les visages épanouis, les femmes du peuple, les grandes dames élégantes, les pauvres en haillons et les seigneurs en habit de velours et de soie, les bannières ruisselantes d’or, les statues et les châsses, le clergé marchant avec toute sa pompe et tout son éclat, les ondulations de la foule qui se presse dans les rues, sur la place publique, les joies de la religion et les joies de la liberté, une grande fête, en un mot, solennelle, admirable, telle que nos pères en ont pu voir, telles que nous n’en verrons jamais. M. Clément Boulanger a su profiter en artiste habile de toutes ces ressources; il aurait pu difficilement mettre dans son tableau plus de coloris, donner aux principales lignes plus de mouvement et d’harmonie. L’œil est pleinement satisfait de la composition et de l’arrangement du sujet ; le ciel est d’une légèreté et d’une transparence rares; les détails d’architecture sont peints avec solidité, et la plupart des figures sont bien posées; enfin, la scène est éclairée par une lumière éclatante. C’est là un beau tableau, et si M. Boulanger poursuit avec sévérité ses études, nul doute qu’il ne prenne une place honorable parmi les peintres les plus habiles de notre époque. Quand il donnera un peu plus de variété a l’expression de ses têtes, quand il les dessinera avec une science plus sûre d’elle-même, il sera un grand artiste. M. Boulanger est en voie de progrès, qu’il ne s’arrête pas, car le public à l’avenir a le droit d’être sévère et exigeant.
« 
L’Indépendant du 12 mars 1837
« …est dans son ensemble du plus pittoresque effet, et dans ses détails, d’un bonheur inoui d’opposition. La lumière y est répandue avec une entente admirable. Les figures, si variées d’expression, s’y prêtent un mutuel appui. La couleur de cette production est chaude et brillante, le faire libre et facile: jamais Monsieur Clément Boulanger n’a fait mieux. Certes son tableau doit, en sortant du Salon, passer dans quelque galerie princière, si le mérite réel n’en n’est pas reconnu. »
Le Journal des Demoiselles de mai 1837
Alida de Savignac écrit: « Le joyeux tumulte qui règne dans cette scène, l’éclat prestigieux des couleurs, l’éclat du jour, font de l’œuvre de M. Clément Boulanger un tableau très séduisant, mais d’un voisinage redoutable pour ses pauvres voisins dont il fait paraître les toiles noires ou grises. »
Musée des familles – Lectures du soir (4ème volume de 1836/1837) où le tableau est reproduit par un dessin de Charles Marville (le futur photographe)
« On ne peut se figurer toute la magnificence répandue par l’artiste dans cette scène pittoresque et dramatique à la fois. La foule se heurte et se groupe en cent façons diverses; le clergé s’avance avec ses longues lignes d’étoles et de chapes, de bannières et de gonfalons; il semble que l’on entende le Te deum mêlé au bruit des instruments de musique! « 
La Belgique littéraire et industrielle
Dans un article consacré au Salon de 1837, le tableau de Boulanger y est mis en avant.
« C’est une peinture toute resplendissante: on n’y voit que jeunes femmes portant des fleurs, prêtres couverts de magnifiques étoles ruisselantes d’or et de lumière, et au fond de grandes masses d’architectures où joue le soleil. Les figures en général sont assez grossièrement peintes, mais la masse architecturale est d’une grande beauté, et j’ai surtout choisi ce tableau parce que l’ensemble est d’une vigueur peu commune.  » Il est amusant de constater une méprise de l’auteur de l’article qui cite deux autres tableaux de Clément Boulanger, l’un ayant pour thème Jocelyn (N°171 du livret), et l’autre représentant Balzac, alors que ce dernier est l’oeuvre de Louis Boulanger, et non de Clément.
La France littéraire Tome 28
Auguste Bourjot écrit: « … tableau plein de vie, de mouvement, de bonne et de franche jovialité… les vastes sujets qui se développent sur un large plan et qui embrassent beaucoup de personnages sont très bien traités par Monsieur Clément Boulanger. « 
La Revue des Deux Mondes
« M. Clément Boulanger dessine peut-être avec moins de correction et de justesse, mais son pinceau a plus de charme et de vivacité ; il sait davantage animer les lignes de ses monuments par des scènes d’histoire et des groupes de figures. Sa procession de la fête de la Gargouille, à Rouen, est un morceau plein de vie et de couleur, qui le place à un très haut rang parmi les successeurs de Bonington. «